• Le jour où les Roms ont déchanté (et moi aussi)

    L'article qui suit a été écrit par Alexandre Levy, un journaliste qui écrit entre autres pour Le Monde et pour Matin +. Ces deux journaux ayant refusé de publier son article, il l'a mis sur son blog, et nous le reprenons ici. Dans un commentaire sur le blog de l'auteur, un visiteur se demandait si le plus grave n'était pas la censure, plutôt que la police. A mon avis, la réponse est positive. Pour avoir vécu la plupart de ma vie en Albanie à l'époque communiste, je sais que sans le zèle excessif de la population, la dictature n'y serait pas aussi forte. Et je ne parle pas d'autres régimes, un peu plus anciens, mais je me limite à reprendre ce que d'autres, notamment des historiens ont dit, à propos du rôle de "l'homme ordinaire" dans la mise en place et le renforcement de régimes dictatoriaux et inhumains.

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    C'est une histoire que j'ai écrit à plusieurs reprises par le passé : celle d'un article "trappé" en douce et d'un blogueur qui révèle, dans la solitude de sa page personnelle, le pourquoi du comment. Mais je n'avais jamais imaginé me retrouver, à mon tour, de l'autre côté du miroir...

    Vendredi 25 mai, en lieu et place d'un article sur les péripéties d'un groupe de musiciens roms hongrois en France, le journal gratuit Matin + publia une page entière de publicité sur... un festival de musique.

    Cet article, sélectionné, traduit et édité par Courrier International devait être publié en vertu d'un accord qui lie les deux publications, donnant à Courrier une totale liberté quant aux choix des sujets et des articles traduits.

    Pendant que cette affaire est discutée avec plus ou moins du succès au plus haut niveau entre nos deux publications, et en attendant que d'autres instances s'en mêlent – ou pas –, je profite donc de mon blog pour raconter l'histoire de ce "papier" qui a tant "offensé la police française" que Vincent Bolloré, à qui appartient Matin + (Le Monde y possède 30 %), a décidé de passer à la trappe.

    Au départ, c'est une histoire, malheureusement banale, de ce qui semble être un excès de zèle de fonctionnaires de police, un zèle que ces derniers ne manqueront pas de justifier par quelque impératif sécuritaire. Un groupe de musiciens roms, Romengo, très connu en Hongrie mais aussi en France et en Europe où ils se produisent régulièrement, revient d'une tournée à Sablé-sur-Sarthe où ils ont joué, à l'invitation des autorités locales, devant un public "enthousiaste et chaleureux". Les choses se gâtent à l'aéroport de Roissy, peu avant d'embarquer sur le vol de retour vers Budapest, assuré par Air France. Les policiers trouvent l'un des étuis de guitare suspect, retiennent les musiciens, font attendre pendant des heures les autres passagers de l'avion. La fouille s'éternise, on passe à des interrogatoires laborieux, puis subitement les policiers disparaissent, sans donner plus d'explications. Lorsque les musiciens montent enfin dans l'avion, c'est le commandant de bord qui, d'autorité, leur interdit de prendre son vol. Les Roms passent la nuit à l'aéroport et ne repartent que le lendemain sur un autre vol vers Budapest, où ils ne manquent pas de raconter leurs péripéties à la presse.

    Le papier en question, que nous avons publié sur notre site, est plutôt ironique que méchant : il est signé par un ancien consul hongrois à Paris, écrivain et poète à ses heures, qui a visiblement pris à cœur de dénoncer le traitement réservé à ses compatriotes. En bon ressortissant d'un ex-satellite soviétique, l'auteur se permet un parallèle cocasse entre ces pratiques et celles qu'avaient lieu en son temps, où règnaient l'ubuesque et l'arbitraire. C'était là, selon moi, l'intérêt de ce papier quelque peu insolite (on pose rarement des problèmes à ceux qui repartent chez eux aux frontières de l'UE...), dans l'entrelacement de ces deux mémoires européennes - car, après tout, la presse française regorge d'articles qui relatent les mésaventures d'étrangers jugés "problématiques" par les autorités compétentes françaises. Et c'est pour cela que, en tant que chef du service Europe de l'Est, je l'ai proposé à la publication : à la fois "chez nous" et chez nos amis de Matin + à travers qui on espère toucher un public plus large que les lecteurs habituels de Courrier International.

    L'équipe de Bolloré aux commandes de Matin + ne l'a pas entendu de cette oreille. "On ne peut pas parler de la sorte de la police française", m'a rapporté l'indignation de la direction une source "amie" au sein du journal lorsque je suis allé aux nouvelles. L'article, de surcroît, à été trappé, si l'on peut dire, dans les règles de l'art : tard le soir, et dans le dos des deux journalistes du Monde qui y travaillent. Mais ça parlementait encore, ce vendredi 25 mai, puisque mes contacts m'assuraient que l'article sera publié, sans faute le mardi 29, qu'ils auraient obtenu gain de cause dans leur bras de fer avec les "Bolloré boys". Mais mardi 29, point de Roms dans Matin +. Et mercredi on me dit que c'est le boss lui-même qui a pris la responsabilité de ne pas publier le papier.

    Voici donc l'histoire toute simple d'une petite censure, franche et décomplexée, pour un papier qui, ma foi, n'en méritait pas autant. Que faire ? Appeler Reporters sans frontières ? quand même pas... En revanche, un coup de fil à Viviane Szabo, la manager du groupe, m'apprend que Romengo compte déposer plainte pour le traitement qu'ont subi ses membres en France. Ils étaient cinq : quatre adultes et une petite fille de neuf ans, la danseuse. Mme Szabo me raconte l'engagement des musiciens de Romengo pour le dialogue entre les cultures, un engagement récompensé par de nombreux prix européens. Elle me rappelle que, lors de leur tournée à Sablé-sur-Sarthe, les musiciens de Romengo sont également intervenus dans quatre écoles pour parler des "arts et de la musique comme moteur de revalorisation culturelle, d'intégration et de mobilité européenne".


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